Novecento Read online




  Novecento

  Baricco, Alessandro

  Novecento : pianiste

  Un monologue

  Traduction de l’italien et postface de Françoise Brun

  Gallimard

  Novecento : pianiste

  Un monologue

  Traduction de l’italien et postface de Françoise Brun

  Gallimard

  Titre original : NOVECENTO. UN MONOLOGO

  © Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milan, 1994. © Mille et une nuits, département des Éditions Fayard, 1997, pour la traduction française et la postface.

  Écrivain et musicologue, Alessandro Baricco est né à Turin en 1958. Dès 1995, il a été distingué par le prix Médicis Étranger pour son premier roman, Châteaux de la colère. Avec Soie, il s’est imposé comme l’un des grands écrivains de la nouvelle génération. Il collabore au quotidien La Repubblica et enseigne à la Scuola Holden, une école sur les techniques de la narration qu’il a fondée en 1994 avec des amis.

  J’ai écrit ce texte pour un comédien, Eugenio Allegri, et un metteur en scène, Gabriele Vacis. Ils en ont fait un spectacle qui a été présenté en juillet de cette année au festival d’Asti. Je ne sais pas si cela suffit pour dire que j’ai écrit un texte de théâtre ; en réalité, j’en doute. À le voir maintenant sous forme de livre, j’ai plutôt l’impression d’un texte qui serait à mi-chemin entre une vraie mise en scène et une histoire à lire à voix haute. Je ne crois pas qu’il y ait un nom pour des textes de ce genre. Peu importe. L’histoire me paraissait belle, et valoir la peine d’être racontée. J’aime bien l’idée que quelqu’un la lira.

  Septembre 1994 A. B.

  Ça arrivait toujours, à un moment ou à un autre, il y en avait un qui levait la tête... et qui la voyait. C’est difficile à expliquer. Je veux dire... on y était plus d’un millier, sur ce bateau, entre les rupins en voyagé, et les émigrants, et d’autres gens bizarres, et nous... Et pourtant, il y en avait toujours un, un seul sur tous ceux-là, un seul qui, le premier... la voyait. Un qui était peut-être là en train de manger, ou de se promener, simplement, sur le pont... ou de remonter son pantalon... il levait la tête un instant, il jetait un coup d’œil sur l’Océan... et il la voyait. Alors il s’immobilisait, là, sur place, et son cœur battait à en exploser, et chaque fois, chaque maudite fois, je le jure, il se tournait vers nous, vers le bateau, vers tous les autres, et il criait (

  adagio

  et

  lentissimo)

  : l’Amérique. Et puis il restait là, sans bouger, comme s’il devait rentrer dans la photo, avec la tête du type qui se l’est fabriquée tout seul, l’Amérique. Le soir après le boulot, et des fois aussi le dimanche, son beau-frère l’a peut-être un peu aidé, celui qui est maçon, un type bien... au départ il voulait faire juste un truc en contreplaqué, et puis... il s’est laissé entraîner et il a fait l’Amérique...

  Celui qui est le premier à voir l’Amérique. Sur chaque bateau il y en a un. Et il ne faut pas croire que c’est le hasard, non... ni même une question de bonne vue, c’est le destin, ça. Ces types-là, depuis toujours, dans leur vie, ils avaient cet instant-là d’écrit. Même tout petits, si tu les regardais dans les yeux, en regardant bien, tu la voyais déjà, l’Amérique, elle était là, prête à bondir, à remonter le long des nerfs ou du sang ou je ne sais quoi, et puis de là au cerveau, puis sur la langue, et puis dans ce cri {il crie), l’amérique, elle était déjà là, dans ces yeux, ces yeux d’enfant, déjà là tout entière, l’Amérique.

  Là, qui attendait.

  Celui qui m’a appris ça, c’est Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento, le plus grand pianiste qui ait jamais joué sur l’Océan. Dans les yeux des gens, on voit ce qu’ils verront, pas ce qu’ils ont vu. Il disait ça : ce qu’ils verront.

  J’en ai vu, moi, des Amériques... Sept ans sur ce bateau, cinq ou six traversées par an, d’Europe jusqu’en Amérique et retour, toujours à tremper dans l’Océan, quand tu redescendais à terre tu n’arrivais même plus à pisser droit dans les chiottes. Les chiottes, ils ne bougeaient pas, mais toi, tu continuais à te balancer. Parce qu’un bateau, tu peux toujours en descendre : mais de l’Océan, non... J’y suis monté, moi, j’avais dix-sept ans. Et dans la vie, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait, pour moi : jouer de la trompette. Alors quand le bruit a couru qu’ils cherchaient des gars pour le paquebot, le Virginian, là-bas sur le port, je me suis mis sur les rangs. Avec ma trompette. Janvier 1927. Des musiciens, on en a déjà, me dit le type de la Compagnie. Je sais. Et je me suis mis à jouer. Lui, il est resté là à me fixer, pas un muscle de son visage qui bougeait. Il a attendu que j’aie fini, sans dire un seul mot. Et puis il m’a demandé :

  « C’était quoi ?

  — Je sais pas. »

  Ses yeux se sont mis à briller.

  « Quand tu ne sais pas ce que c’est, alors c’est du jazz. »

  Puis il a fait un truc bizarre avec la bouche, peut-être un sourire, il avait une dent en or juste là, tellement au milieu qu’on aurait dit qu’il l’avait mise en vitrine pour la vendre.

  « Ils en raffolent, de cette musique, là-haut. »

  Là-haut, ça voulait dire sur le bateau. Et cette espèce de sourire, ça voulait dire que j’étais engagé.

  On jouait trois, quatre fois par jour. D’abord pour les rupins en classe de luxe, ensuite pour ceux des secondes, et de temps en temps on allait voir ces miséreux d’émigrants et on leur jouait quelque chose, mais sans l’uniforme, comme ça nous venait, et quelquefois eux aussi ils jouaient, avec nous. On jouait parce que l’Océan est grand, et qu’il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu’ils oublient où ils étaient, et qui ils étaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu. Et on jouait du ragtime, parce que c’est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.

  Sur laquelle Dieu danserait, s’il était nègre.

  (Le comédien sort de scène. Commence alors une musique dixie, très gaie et absolument idiote. Le comédien revient sur scène, vêtu d’un élégant uniforme de jazzman de paquebot. À partir de ce moment, il se comporte comme si l’orchestre était, physiquement, sur la scène.)

  Ladies and Gentlemen, meine Damen und Herren, Signore e Signori, Mesdames et Messieurs, bienvenue sur ce navire, bienvenue sur cette ville flottante, copie conforme en tous points du Titanic, on se calme, on reste assis, le monsieur là-haut touche du bois, je le vois, bienvenue sur l’Océan, donc, et d’ailleurs qu’est-ce que vous faites là ?, c’était un pari, vous aviez les créanciers aux fesses, vous êtes en retard de trente ans sur la ruée vers l’or, vous vouliez visiter le bateau et vous ne vous êtes pas aperçus qu’il était parti, vous étiez juste sortis pour acheter des allumettes, en ce moment votre femme est chez les flics, elle dit pourtant c’était un type bien, tout à fait normal, trente ans de mariage et pas une dispute... Bref, qu’est-ce que vous pouvez bien fiche ici, à trois cents milles de n’importe quel bon dieu de monde et à deux minutes du prochain dégueulis ? Pardonnez-moi, Madame, je plaisantais, ne vous inquiétez pas, ce navire file telle une boule sur le billard de l’Océan, tchac, plus que six jours, deux heures et quarante-sept minutes, et blop, dans le trou, New Yoooooork !

  (Orchestre au premier plan.)

  Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous expliquer que ce navire est, à bien des égards, un bateau extraordinaire, et tout compte fait unique en son genre. Sous le commandement du capitaine Smith, claustrophobe notoire et homme d’une grande sagesse (vous avez sans doute remarqué qu’il dort dans un canot de sauvetage), travaille pour vous une équipe pratiquement unique de professionnels qui, tous, sortent de l’ordinaire : Paul Siezinsky, notre pilote, ancien prêtre polonais, sensitif
, pranothérapeute, hélas aveugle... Bill Joung, notre radio, grand joueur d’échecs, manchot, et affligé de bégaiement... notre médecin du bord, le docteur

  Klausermanspitzwegensdorfentag, pas très pratique en cas d’urgence..., mais surtout :

  Monsieur Pardin,

  notre chef-cuisinier,

  arrivé directement de Paris où il est cependant aussitôt reparti, après avoir constaté de visu que ce navire, par une curieuse circonstance, est totalement dépourvu de cuisines, comme l’avait d’ailleurs finement remarqué monsieur Camembert, cabine 12, qui s’est plaint aujourd’hui d’avoir trouvé son lavabo rempli de mayonnaise, ce qui est surprenant car en général dans les lavabos nous rangeons les tranches de fromage, ceci en raison de la non-existence des cuisines, à laquelle il faut d’ailleurs attribuer l’absence sur ce navire de véritable cuisinier, ce qu’était, sans aucun doute possible, monsieur Pardin, aussitôt reparti pour Paris, d’où il arrivait directement, persuadé de trouver ici des cuisines qui, reconnaissons-le, si l’on s’en tient aux faits, n’y sont pas, et cela en raison d’un amusant oubli de l’homme qui a conçu ce navire, l’éminent ingénieur Camilleri, anorexique de réputation mondiale, auquel je vous demanderai de bien vouloir adresser vos applaudissements les plus chaaaaaaaa-leu-reux...

  (Orchestre au premier plan)

  Croyez-moi, des bateaux comme celui-là, vous n’en trouverez pas d’autres : peut-être, en cherchant pendant des années, pourriez-vous retrouver un capitaine claustrophobe, un pilote aveugle, un radio qui bégaye, un docteur au nom imprononçable, tous réunis sur le même navire, et pas de cuisines. Peut-être. Mais ce qui ne vous arrivera plus jamais, ça vous pouvez en jurer, c’est d’être assis là, le cul posé sur dix centimètres de fauteuil au-dessus de plusieurs centaines de mètres cubes d’eau, en plein milieu de l’Océan, avec ce miracle devant vos yeux, cette merveille dans vos oreilles, ce rythme dans vos pieds et, dans votre cœur, le sound de l’unique, de l’inimitable, de l’immensément grand atlantic jazz band !! !! !

  (Orchestre au premier plan. Le comédien présente les instrumentistes l’un après l’autre. A chaque nom succède un bref solo)

  À la clarinette, Sam «Sleepy » Washington !

  Au banjo, Oscar Delaguerra !

  À la trompette, Tim Tooney !

  Trombone, Jil Jim « Breath » Gallup !

  À la guitare, Samuel Hockins !

  Et enfin, au piano... Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento.

  Le plus grand.

  (La musique s’interrompt brusquement. Le comédien abandonne son ton de présentateur et, tout en continuant de parler, enlève son uniforme de musicien.)

  Il l’était vraiment, le plus grand. Nous, on jouait de la musique, lui c’était autre chose. Lui, il jouait... quelque chose qui n’existait pas avant que lui ne se mette à le jouer, okay ? Quelque chose qui n’existait nulle part. Et quand il quittait son piano, ça n’existait plus... ça n’était plus là, définitivement... Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento. La dernière fois que je l’ai vu, il était assis sur une bombe. Sans blague. Il était assis sur une charge de dynamite grosse comme ça. Une longue histoire... Il disait : «Tu n’es pas vraiment fichu, tant qu’il te reste une bonne histoire, et quelqu’un à qui la raconter. » Son histoire, à lui... c’était quelque chose. Il était sa bonne histoire à lui tout seul. Une histoire dingue, à vrai dire, mais belle... Et ce jour-là, assis sur toute cette dynamite, il m’en a fait cadeau. Parce que j’étais son meilleur ami... J’en ai fait, des conneries. On me mettrait la tête en bas que rien ne sortirait de mes poches, même ma trompette, je l’ai vendue, j’ai tout vendu, quoi, mais cette histoire-là... non, cette histoire-là je ne l’ai pas perdue, elle est toujours là, limpide et inexplicable, comme seule la musique pouvait l’être quand elle était jouée, au beau milieu de l’Océan, par le piano magique de Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento.

  (Le comédien se dirige vers les coulisses. On entend l’orchestre qui recommence à jouer, pour le final. Quand le dernier accord s’éteint, le comédien revient sur scène.)

  C’est un marin appelé Danny Boodmann qui l’avait trouvé. Il le trouva un matin, alors que tout le monde était déjà descendu, à Boston, il le trouva dans une boîte en carton. Il devait avoir dans les dix jours, guère plus. Il ne pleurait même pas, il restait là sans faire de bruit, les yeux ouverts, dans sa grande boîte. Quelqu’un l’avait laissé dans la salle de bal des premières classes. Sur le piano. Mais il n’avait pas l’air d’un nouveau-né de première classe. C’est les émigrants qui font ça, en général. Ils accouchent à la sauvette, quelque part sur le pont, et ils laissent le gosse là. Pas qu’ils soient méchants, non. Mais c’est la misère, la misère noire. Un peu comme pour leurs habits... ils montaient à bord avec des pantalons tout rapiécés au cul, chacun avec ses habits qui craquaient de partout, les seuls qu’ils possédaient. Mais à la fin, parce que l’Amérique restera toujours l’Amérique, tu les voyais descendre tous, bien habillés, avec même une cravate, les hommes, et les enfants des genres de chemise blanche... ça, ils savaient y faire. Pendant ces vingt jours de traversée ça coupait, ça cousait, à la fin sur le bateau tu ne retrouvais même plus un rideau, plus un drap, rien : ils s’étaient fait le beau costume, pour l’Amérique. Et à toute la famille. Tu pouvais rien leur dire...

  Bref, de temps en temps, il leur arrivait aussi par là-dessus un mouflet, autrement dit une bouche de plus à nourrir, pour un émigrant, et un sacré paquet d’ennuis à l’office de l’immigration. Alors ils le laissaient sur le bateau. En échange des rideaux et des draps, quoi. C’est ce qui avait dû arriver, pour ce mouflet-là. Ils s’étaient fait le raisonnement : si on le laisse sur le piano à queue, dans la salle de bal des premières, peut-être qu’un rupin va le prendre, et qu’il sera heureux toute sa vie. C’était un bon plan. Qui marcha à moitié. Rupin, il ne le fut pas. Mais pianiste, oui. Et le plus grand, je le jure, le plus grand.

  Bon, bref. Le vieux Boodmann le trouva là, et chercha quelque chose disant qui il était, mais il ne trouva qu’une inscription, sur le carton de la boîte, imprimée à l’encre bleue : T.D. Limoni. Il y avait même une espèce de dessin, avec un citron. Bleu lui aussi. Danny, c’était un nègre de Philadelphie, un géant d’homme, magnifique à voir. Il prit le bébé dans ses bras et lui dit « Hello Lemon ! ». Et quelque chose à l’intérieur de lui se déclencha, quelque chose comme la sensation qu’il était devenu père. Pendant tout le reste de sa vie, il continua à prétendre que T.D., ça voulait dire évidemment Thanks Danny. Merci Danny. C’était absurde mais il y croyait. Ce môme, on l’avait laissé là pour lui. Il en était sûr... T.D., Thanks Danny. Un jour, quelqu’un lui apporta un journal où il y avait une réclame, et un type avec une tête d’imbécile et des moustaches fines-fines, genre latin lover, et un citron gros comme ça dessiné, et ce qu’il y avait d’écrit à côté, c’était : «Tano Damato le roi des citrons, Tano Damato, le citron des rois », avec je ne sais quel certificat ou premier prix ou quoi... Tano Damato... Le vieux Boodmann, il a pas fait un pli. « C’est qui ce pédé ?» il a dit. Et il s’est fait donner le journal parce que, à côté de la réclame, il y avait les résultats des courses. Il n’y jouait pas, aux courses : c’étaient les noms des chevaux qui lui plaisaient, seulement ça, c’était une vraie passion, il te disait toujours «écoute celui-là, écoute, il a couru hier, à Cleveland, écoute, ils l’ont appelé Cherchembrouille, non mais tu te rends compte ? c’est pas Dieu possible ! et celui-là ? regarde, Peut Mieux Faire, c’est pas à crever de rire ?», il aimait ça, les noms des chevaux, c’était sa passion, quoi. Lequel avait gagné, il s’en tamponnait complètement. Ce qui lui plaisait, c’était les noms.

  Cet enfant-là, il a commencé par lui donner le sien, de nom : Danny Boodmann. La seule vanité qu’il se soit jamais accordée. Puis il a ajouté T.D. Lemon, exactement comme c’était marqué sur la boîte en carton, parce qu’il disait que ça faisait bien d’avoir des lettres au milieu de son nom : «Tous les avocats, ils en ont », confirm
a Burty Bum, un machiniste qui avait fait de la prison grâce à un avocat qui s’appelait John P.T.K. Wonder. «S’il fait avocat, je le tue », déclara le vieux Boodmann, mais il lui laissa les deux initiales à l’intérieur de son nom, ce qui donna Danny Boodmann T.D. Lemon. C’était un beau nom. Ils se l’étudièrent un peu, en se le répétant à voix basse, le vieux Danny et les autres, en bas, dans la salle des machines, mais les machines éteintes, tout ça trempant dans l’eau du port de Boston. « Un beau nom, finit par dire le vieux Boodmann, mais il lui manque quelque chose. Il lui manque un grand final. » C’était vrai. Il lui manquait un grand final. « On a qu’à ajouter mardi, dit Sam Stull, qui était serveur. Tu l’as trouvé un mardi, t’as qu’à l’appeler Mardi. » Danny y réfléchit un peu. Puis il sourit. « C’est une bonne idée, Sam. Je l’ai trouvé la première année de ce foutu nouveau siècle, non ? : on va l’appeler Novecento, Mille-neuf-cents.

  — Novecento ?

  — Novecento. Mille-neuf-cents.

  — Mais c’est un chiffre !

  — C’était un chiffre : à partir de maintenant, c’est un nom. » Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento. C’est parfait. C’est magnifique. Un sacré grand nom, Christ, vraiment, un grand nom. Il ira loin, avec un nom comme ça. Ils se penchèrent sur la boîte en carton. Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento les regarda et sourit : ils en restèrent babas : ils n’auraient jamais cru qu’un môme aussi petit puisse faire autant de merde.

  Danny Boodmann resta encore marin pendant huit ans, deux mois et onze jours. Puis, pendant une tempête, au beau milieu de l’Océan, il se prit en plein dos une poulie devenue folle. Il mit trois jours à mourir. Il était tout cassé à l’intérieur, impossible de le réparer. Novecento était un gamin, à l’époque. Il s’assit à côté du lit de Danny, et il n’en bougea plus. Il avait une pile de vieux journaux, et il passa ces trois jours, en se donnant un mal de chien, à lire au vieux Danny, qui était en train de casser sa pipe, tous les résultats des courses qu’il trouvait. Il mettait les lettres ensemble, comme Danny lui avait appris, le doigt posé sur le papier du journal, les yeux qui ne s’en détachaient pas un instant. Il ne lisait pas vite, mais il lisait. C’est ainsi que le vieux Danny mourut sur la septième course de Chicago, remportée de deux longueurs par Eau Potable sur Minestrone, et de cinq sur Fond de Teint Bleu. Il faut dire qu’en entendant ces noms-là, il n’avait pas pu s’empêcher de rire et, en riant, il passa l’arme à gauche. On l’enveloppa dans une grande toile, et on le rendit à l’Océan. Sur la toile, à la peinture rouge, le capitaine écrivit : Thanks Danny.