Novecento Page 3
(Commence en audio un ragtime mélancolique.)
Il m’a fallu des années, mais j’ai fini un jour par prendre mon courage à deux mains et je lui ai posé la question. Nom de Dieu, Novecento, pourquoi est-ce que tu ne descends jamais, même une fois, rien qu’une, pourquoi est-ce que tu ne vas pas le voir, le monde, de tes yeux, de tes propres yeux. Pourquoi est-ce que tu restes dans cette prison flottante, quand tu pourrais être sur ton Pont-Neuf à regarder les péniches et le reste, tu pourrais faire ce que tu veux, tu joues du piano comme un dieu, ils seraient tous dingues de toi, tu te ferais un paquet de fric, tu pourrais te choisir la plus belle maison qui soit, tu pourrais même t’en faire une en forme de bateau, qu’est-ce que ça peut faire ?, mais tu la mettrais où tu veux, au milieu des tigres, par exemple, ou sur Bertham Street... nom de Dieu tu ne peux pas continuer toute ta vie à traverser dans les deux sens comme un con... t’es pas un con, tu es grand, et le monde est là, il y a juste cette foutue passerelle à descendre, qu’est-ce que c’est, juste quelques petites marches de rien mais il y a tout, nom de Dieu, au bout de ces quelques marches, il y a tout. Pourquoi tu continues, au lieu de descendre de ce machin, au moins une fois, rien qu’une.
Novecento... Pourquoi tu ne descends pas ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Ce fut durant l’été, l’été de 1931, que Jelly Roll Morton monta sur le Virginian. Tout habillé de blanc, jusqu’au chapeau. Et avec un diamant comme ça au doigt.
Lui, c’était un type, quand il faisait des concerts, il écrivait sur les affiches : ce soir, Jelly Roll Morton, l’inventeur du jazz. Ce n’était pas juste une manière de dire : il en était convaincu : l’inventeur du jazz. Il jouait du piano. Toujours un peu assis de trois quarts, et avec deux mains comme des papillons. Ultra-légères. Il avait commencé dans les bordels, à La Nouvelle-Orléans, c’est là qu’il avait appris à effleurer les touches et caresser les notes : à l’étage au-dessus les gens faisaient l’amour, et ils voulaient pas entendre du bastringue. Eux, ils voulaient une musique qui sache se glisser derrière les tentures et sous les lits, sans déranger. Lui, il leur jouait cette musique-là. Et pour ça, vraiment, il était le meilleur.
Un jour, quelque part, il entendit parler de Novecento. Quelqu’un dut lui dire un truc dans le genre : celui-là, c’est le plus grand. Le plus grand pianiste du monde. Ça peut paraître absurde, mais ça aurait très bien pu arriver. Il n’avait jamais joué une seule note en dehors du Virginian, Novecento, mais pourtant, à sa manière, c’était un personnage célèbre, en ce temps-là, une petite légende. Ceux qui descendaient du bateau parlaient d’une musique bizarre, et d’un pianiste, on aurait dit qu’il avait quatre mains tellement il jouait de notes. De drôles d’histoires circulaient, quelques-unes vraies, parfois, comme celle du sénateur américain Wilson qui avait fait tout le voyage en troisième classe parce que c’était là que Novecento jouait quand il ne jouait pas les notes normales mais les siennes, qui ne l’étaient pas, normales. Il y avait un piano, là en bas, et Novecento y allait l’après-midi, ou tard dans la nuit. D’abord, il écoutait : il demandait aux gens de lui chanter les chansons qu’ils connaissaient, parfois quelqu’un prenait une guitare, ou un harmonica, n’importe quoi, et se mettait à jouer, des musiques venues d’on ne sait où... Et Novecento écoutait. Puis il commençait à effleurer les touches, pendant que les autres chantaient ou jouaient, il effleurait les touches et petit à petit ça devenait une vraie musique, des sons sortaient du piano – un piano droit, noir – et c’étaient des sons de l’autre monde.
Il y avait tout, là-dedans : toutes les musiques de la terre réunies ensemble. À en rester baba. Et il resta baba, le sénateur Wilson, d’entendre ça, sans même parler qu’il était en troisième classe, lui tout élégant au milieu de cette puanteur, parce que c’était une véritable puanteur, sans même en parler, donc, ils ont été obligés de le descendre de force, à l’arrivée, parce que lui, sinon, il restait là-haut à écouter Novecento pendant tout le reste des foutues années qu’il avait encore à vivre. Sans blague. C’était marqué sur le journal, mais c’était vraiment vrai. Ça s’est passé comme ça, réellement.
Bref, quelqu’un alla trouver Jelly Roll Morton et lui dit : il y a un type, sur ce bateau, au piano il fait ce qu’il veut. S’il a envie, il joue du jazz, mais s’il n’a pas envie, il te joue un truc, c’est comme vingt jazz à la fois. Jelly Roll Morton avait un fichu caractère, tout le monde le savait. Il dit : «Et il ferait comment pour savoir jouer, un type qu’a même pas assez de couilles pour descendre d’un foutu bateau ? » Et le voilà parti à rire, comme un malade, lui, l’inventeur du jazz. Les choses auraient pu en rester là, sauf qu’un gars a ajouté : «Tu fais bien de rire, parce que ce type-là, le jour où il descend, tu repars jouer dans les bordels, aussi vrai que Dieu est vrai, dans les bordels. » Jelly Roll s’arrêta de rire, il sortit de sa poche un petit pistolet à crosse de nacre, le pointa sur la tête du gars qui avait parlé, mais ne tira pas ; et lui dit : « Il est où, ce foutu bateau ? »
Son idée, c’était un duel. Ça se faisait, à l’époque. Les gars se défiaient à coups de morceaux de bravoure, et à la fin, il y en avait un qui gagnait. Des histoires de musiciens. Pas de sang, mais un sacré paquet de haine, une haine vraie, à fleur de peau. Musique, et alcool. Ça pouvait durer toute la nuit, quelquefois. C’était son idée, à Jelly Roll Morton, pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de pianiste sur l’Océan, toutes ces blagues. En finir, une bonne fois. Le problème, c’était que Novecento, lui, ne jouait jamais dans les ports, et ne voulait pas y jouer. Un port, c’est déjà un peu la terre, et ça ne lui plaisait pas, à lui. Il jouait où ça lui plaisait. Et ce qui lui plaisait, c’était le milieu de la mer, quand la terre n’est déjà plus que des lumières au loin, ou un souvenir, ou un espoir. Il était comme ça. Jelly Roll Morton jura tant qu’il put mais finit par payer de sa poche un billet aller-retour pour l’Europe et monta sur le Virginian, lui qui n’avait jamais mis les pieds sur un bateau sauf ceux qui descendent le Mississippi. «C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais faite de toute ma vie », déclara-t-il, entre deux jurons, aux journalistes qui allèrent lui dire au revoir, sur le quai 14, dans le port de Boston. Puis il s’enferma dans sa cabine et attendit que la terre devienne des lumières au loin, et un souvenir, et un espoir.
On ne peut pas dire que Novecento s’intéressait beaucoup à cette histoire. D’ailleurs, il ne comprenait pas vraiment. Un duel ? Et pourquoi ? Mais ça l’intriguait. Il avait bien envie d’entendre comment diable il pouvait jouer, l’inventeur du jazz. Il ne disait pas ça pour plaisanter, il y croyait vraiment : que Jelly Roll était l’inventeur du jazz. À mon avis, il se disait qu’il allait apprendre quelque chose. Quelque chose de nouveau. Il était comme ça, Novecento. Un peu comme le vieux Danny : il avait aucun sens de la compétition, ça lui était complètement égal de savoir qui gagnait : c’était le reste qui l’étonnait. Tout le reste.
À 21 h 37, le deuxième jour de navigation, avec le Virginian lancé à vingt nœuds sur sa route vers l’Europe, Jelly Roll Morton se présenta dans la salle de bal des premières classes, extrêmement élégant, tout habillé de noir. Chacun savait exactement ce qu’il avait à faire. Les danseurs s’immobilisèrent, nous, à l’orchestre, on posa nos instruments, le barman servit un whisky, les gens firent silence. Jelly Roll prit le whisky, s’approcha du piano et regarda Novecento dans les yeux. Il ne dit rien, mais on entendit : « Bouge-toi. »
Novecento se bougea.
«Vous êtes celui qui a inventé le jazz, c’est ça ?
— Ouais. Et toi t’es celui qui peut pas jouer sans l’Océan sous les fesses, c’est ça ?
— Ouais. »
Les présentations étaient faites. Jelly Roll s’alluma une cigarette, la posa en équilibre sur le bord du piano, s’assit, et commença à jouer. Ragtime. Mais comme une chose qu’on n’aurait jamais entendue avant. Il ne jouait pas, il glissait. C’était comme une combinaison de soie qui glisserait doucement le
long du corps d’une femme, mais en dansant. Il y avait tous les bordels de l’Amérique dans cette musique, mais les bordels de luxe, ceux où même les filles du vestiaire sont belles. Jelly Roll termina en brodant de petites notes invisibles, tout là-haut là-haut, à la fin du clavier, comme une petite cascade de perles tombant sur un sol de marbre. La cigarette était toujours là, à moitié consumée, mais avec la cendre encore tout accrochée. Comme si elle avait préféré ne pas tomber, pour ne pas faire de bruit. Jelly Roll prit la cigarette au bout des doigts, il avait des mains c’étaient des papillons, comme j’ai dit, il prit la cigarette et la cendre resta accrochée, elle ne voulait toujours pas tomber, peut-être qu’il y avait un truc, je n’en sais rien, mais en tout cas elle ne tombait pas. Il se leva, l’inventeur du jazz, il s’approcha de Novecento, lui mit sa cigarette sous le nez, avec sa jolie cendre bien droite, et lui dit :
« À ton tour, marin. »
Novecento sourit. Il s’amusait bien. Sans blague. Il s’assit au piano et fit la chose la plus stupide qu’il pouvait faire. Il joua Reviens mon petit canard, une chanson d’une imbécillité sans fin, un truc de mômes, il l’avait entendu chanter par un émigrant des années auparavant et ça ne lui était plus sorti de la tête, il l’aimait vraiment, cette chanson, je ne sais pas ce qu’il lui trouvait mais il l’aimait, il la trouvait terriblement émouvante. Évidemment, c’était difficile d’appeler ça un morceau de bravoure. Même moi j’aurais pu la jouer, c’est dire. Il joua ça avec un peu d’effets de basses, et un écho quelque part, en rajoutant deux-trois fioritures à lui, mais bon, c’était une chanson stupide et ça l’est resté. Jelly Roll faisait la tête du type à qui on a volé tous ses cadeaux de Noël. Avec deux yeux de loup, il foudroya Novecento et se rassit au piano. Il envoya un blues à faire pleurer un mécano allemand, tu aurais dit qu’il y avait tout le coton de tous les nègres du monde là-dedans, et que lui, il était en train de le ramasser, avec ces notes-là. Un truc à y laisser ton âme. Tout le monde se leva : ça reniflait, ça applaudissait. Jelly Roll n’esquissa même pas un salut, rien, on voyait qu’il en avait déjà plein les couilles de toute cette histoire.
C’était à Novecento de jouer. Ça partait mal, déjà, parce que en s’asseyant au piano il avait deux larmes grosses comme ça dans les yeux, à cause du blues, il était ému, et ça se comprend. La seule chose absurde, ce fut qu’avec toute cette musique qu’il avait dans la tête et dans les mains, qu’est-ce qu’il se met à jouer ? Le blues qu’il venait d’entendre. « C’était tellement beau », dit-il ensuite, le lendemain, pour se justifier, vous pensez. Il n’avait absolument pas la moindre idée de ce que c’est qu’un duel, mais pas la moindre. Il joua donc ce blues. Et en plus, dans sa tête, ça s’était transformé en une succession d’accords très lents, à la suite les uns des autres, en procession, un ennui mortel. Lui, il jouait tout recroquevillé sur le clavier, en les dégustant l’un après l’autre, ces accords, des accords bizarres, d’ailleurs, des trucs dissonants, mais lui, il les dégustait vraiment. Les autres, un peu moins. Quand il eut fini, on entendit même quelques sifflets.
Ce fut alors que Jelly Roll Morton perdit définitivement patience. Il ne se dirigea pas vers le piano, il se jeta dessus. Entre ses dents, mais de manière à ce que tout le monde comprenne bien, il siffla quelques mots, très clairs.
« Et maintenant va te faire mettre, connard. »
Puis il commença à jouer. Mais ce n’est pas jouer, le mot. Un jongleur. Un acrobate. Tout ce qu’il est possible de faire avec un clavier de quatre-vingt-huit notes, il le fit. À une vitesse hallucinante. Sans se tromper d’une seule note, sans bouger un seul muscle de son visage. Ce n’était même plus de la musique : c’était de la prestidigitation, c’était de la magie, carrément.
C’était extraordinaire, rien à dire. Extraordinaire. Les gens devinrent fous. Ils criaient, ils applaudissaient, ils n’avaient jamais vu un truc pareil. Ça faisait un boucan, tu te serais cru le jour de la Fête Nationale. Et dans tout ce boucan, je me retrouve avec Novecento qui me regardait : il avait l’air le plus déçu du monde. Un peu étonné, même. Il me regarda et il me dit :
« Mais il est complètement con, ce type... »
Je ne lui répondis rien. Il n’y avait rien à répondre. Il se pencha vers moi et il me dit :
«Donne-moi une cigarette, tiens... »
J’étais tellement ahuri que j’en ai pris une et je lui ai donnée. Je veux dire : il ne fumait pas, Novecento. Il n’avait jamais fumé jusque-là. Il prit la cigarette, pivota sur ses talons et alla s’asseoir au piano. Il leur fallut un peu de temps pour comprendre, dans la salle, qu’il s’était assis, et que si ça se trouve il voulait peut-être même jouer. On entendit deux ou trois plaisanteries lourdes, et des rires, quelques sifflets, les gens sont comme ça, méchants avec ceux qui perdent. Novecento attendit patiemment qu’il se fasse une sorte de silence, autour de lui. Puis il lança un regard à Jelly Roll, qui était là-bas au bar, debout, en train de boire une coupe de Champagne, et il dit tout bas :
« Tu l’auras voulu, pianiste de merde. »
Puis il posa ma cigarette sur le bord du piano.
Éteinte.
Et il commença.
(Part en audio un morceau d’une virtuosité folle, peut-être joué à quatre mains. Il ne dure pas plus de trente secondes. Il se termine par une charge d’accords fortissimo. Le comédien attend que le morceau soit fini, puis il reprend.)
Bon.
Le public avala tout ça sans respirer. En apnée. Les yeux vissés sur le piano et la bouche ouverte, comme de parfaits imbéciles. Et ils restèrent là, sans rien dire, complètement éberlués, même après cette dernière charge meurtrière d’accords, qui avait l’air d’être jouée à cinquante mains, on aurait cru que le piano allait exploser. Et dans ce silence de folie, Novecento se leva, prit ma cigarette, se pencha un peu vers le piano, par-dessus le clavier, et approcha la cigarette des cordes.
Un grésillement léger.
Il s’écarta, et la cigarette était allumée.
Je le jure.
Bel et bien allumée.
Novecento la tenait à la main comme une petite bougie. Il ne fumait pas, et il ne savait même pas la tenir entre ses doigts. Il fit quelques pas et arriva devant Jelly Roll Morton. Il lui tendit la cigarette.
« Fume-la, toi. Moi, je ne sais pas fumer. »
Ce fut à ce moment-là que les gens se réveillèrent du sortilège. Et ce fut alors une apothéose de cris et d’applaudissements, un boucan énorme, je ne sais pas mais on n’avait jamais vu ça, tout le monde qui hurlait, qui voulait toucher Novecento, le bordel généralisé, on n’y comprenait plus rien. Mais moi je le voyais, Jelly Roll Morton, au milieu de tout ça, qui fumait nerveusement cette maudite cigarette et qui cherchait quelle tête faire, sans la trouver, sans même savoir où poser ses yeux, et à un moment sa main de papillon se mit à trembler, mais à trembler vraiment, je la voyais trembler, je n’oublierai jamais, elle tremblait tellement qu’à un moment la cendre se détacha de la cigarette et tomba, d’abord sur le bel habit noir puis, doucement, sur le soulier de droite, un soulier vernis noir, brillant, cette cendre comme un crachat blanc, et lui, il regardait ça, je m’en souviens encore, il regarda le soulier, le vernis et la cendre, et il comprit, il comprit ce qu’il y avait à comprendre, et il tourna les talons et, marchant doucement, posant un pied après l’autre, doucement, pour que cette cendre ne bouge pas, il traversa la grande salle et disparut, lui et ses souliers vernis noirs, avec dessus ce crachat blanc qu’il emportait avec lui, et ce qu’il y avait d’écrit, là, c’était que quelqu’un avait gagné et ce n’était pas lui.
Jelly Roll Morton passa le reste du voyage enfermé dans sa cabine. A l’arrivée à Southampton, il descendit du Virginian. Le lendemain, il repartit pour l’Amérique. Mais sur un autre bateau. Il ne voulait plus entendre parler de Novecento ni du reste. Il voulait rentrer, point.
Accoudé à la rambarde, sur le pont des troisièmes classes, Novecento le vit descendre, avec son beau costume blanc et to
utes ses valises, de belles valises en cuir clair. Et je me souviens qu’il dit seulement :
« Et au cul aussi le jazz. »
Liverpool New York Liverpool Rio de Janeiro Boston Cork Lisbonne Santiago du Chili Rio de Janeiro Antilles New York Liverpool Boston Liverpool Hambourg New York Hambourg New York Gênes Floride Rio de Janeiro Floride New York Gênes Lisbonne Rio de Janeiro Liverpool Rio de Janeiro Liverpool New York Cork Cherbourg Vancouver Cherbourg Cork Boston Liverpool Rio de Janeiro New York Liverpool Santiago du Chili New York Liverpool Océan, plein milieu. C’est là, à ce moment-là, que le tableau se décrocha.
Moi, cette histoire des tableaux, ça m’a toujours fait une drôle d’impression. Ils restent accrochés pendant des années et tout à coup, sans que rien se soit passé, j’ai bien dit rien, vlam, ils tombent. Ils sont là accrochés à leur clou, personne ne leur fait rien, et eux, à un moment donné, vlam, ils tombent, comme des pierres. Dans le silence le plus total, sans rien qui bouge autour, pas une mouche qui vole, et eux : vlam. Sans la moindre raison. Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ? On ne sait pas. Vlam. Qu’est-ce qui est arrivé à ce clou pour que tout à coup il décide qu’il n’en peut plus ? Aurait-il donc une âme, lui aussi, le pauvre malheureux ? Peut-il décider quelque chose ? Ça faisait longtemps qu’ils en parlaient, le tableau et lui, ils hésitaient encore un peu, ils en discutaient tous les soirs, depuis des années, et puis finalement ils se sont décidés pour une date, une heure, une minute, une seconde, maintenant, vlam. Ou alors ils le savaient depuis le début, tous les deux, ils avaient tout combiné entre eux, bon t’oublie pas que dans sept ans je lâche tout, t’inquiète pas, pour moi c’est bon, alors d’accord pour le 13 mai, d’accord, vers six heures, ah j’aimerais mieux six heures moins le quart, d’accord, allez bonne nuit, bonne nuit. Sept ans plus tard, 13 mai, six heures moins le quart : vlam. Incompréhensible. C’est une de ces choses, il faut pas trop y penser, sinon tu sors de là, t’es fou. Quand le tableau se décroche. Quand tu te réveilles un matin à côté d’elle et que tu ne l’aimes plus. Quand tu ouvres le journal et tu lis que la guerre a éclaté. Quand tu vois un train et tu te dis «je me tire ». Quand tu te regardes dans la glace et tu comprends que tu es vieux. Quand Novecento, sur l’Océan, plein milieu, leva les yeux de son assiette et me dit : «À New York, dans trois jours, je descends. »